Deux ans après l'élection triomphale du Président Fox, la situation économique du Mexique semble florissante. Ancien directeur du groupe Coca-Cola au Mexique, il avait annoncé comme tout programme économique qu'il fallait diriger un pays « comme une entreprise ». Il semble bien que sa politique rassure les investisseurs qui voient là un modèle économique exemplaire et viable, dynamisé par les premiers résultats concrets des Accords de Libre Echanges (signés en 1994 entre le Canada, les Etats-Unis et le Mexique), sorte de grande zone de libre circulation des produits et des services sur le modèle européen. Pourtant, à regarder les chiffres de près, on peut se demander si ce modèle économique remplit bien son objectif : assurer la prospérité et le bien-être des Mexicains ? Ce sommet de Cancún suscite beaucoup de questions, il faudra au moins des débuts de réponses...
MEXIQUE, PAYS DU « 1er MONDE »
par Matthieu BONY
Le 1er Janvier 1994, le jour même où les zapatistes de l'EZLN, fatigués par plus de cinq siècles d'injustices, décidaient d'entrer en lutte armée contre le gouvernement depuis les montagnes du Chiapas, un autre évènement de taille secouait le Mexique : la signature du traité de libre échange avec les Etats-Unis et le Canada, aboutissement de la politique libérale conduite pendant six ans à coups de privatisations par le président Carlos Salinas. Huit ans après et à la veille de l'entrée en vigueur du chapitre agricole de ce traité, pour le président Fox, les résultats sont indéniables : le Mexique, se plaît-il à répéter dès qu'il en a l'occasion, est aujourd'hui un pays du « 1er monde ».
Le mirage du libre commerce
Et en effet, à première vue, le Mexique n'a pas tant à envier aux pays de l'Europe de l'Ouest : les routes principales sont en bon état, les bâtiments modernes, la pauvreté relativement peu visible par rapport aux autres pays d'Amérique centrale, le système de transports en commun efficace, le tout rendu plus présentable encore par le côté tape à l'œil qui caractérise les grands groupes américains présents ici... D'ailleurs n'est-on pas, comme le répète sans cesse à qui veut bien l'entendre Vincente Fox, dans la 9ème puissance économique du monde ? Et pourtant l'analyse des chiffres officiels qui font en même temps de la République Mexicaine le 54 ème pays à l'indice de développement humain (IDH) nous fait comprendre que c'est un mirage qu'on est en train de voir. Même si ces chiffres ne sont pas toujours représentatifs de la situation réelle et qu'il est facile de leur faire dire ce qu'on veut, on se livrera à une petite comparaison du Mexique avec ses deux voisins d'Amérique ayant un Produit National Brut par habitant à peu près équivalent au sien (autours de 4400 dollars) : le Brésil et le Chili. Et on constate alors qu'en dépit de cette relative similitude au niveau économique et des carences du Brésil en matière d'éducation et de santé, le taux de personnes vivant avec moins d'un dollar par jour est de 4% au Chili, 5% au Brésil pour 18% au Mexique. Quant au taux de mortalité chez les enfants de moins de 5 ans, il est ici trois fois plus important qu'au Chili.(1)
La mise en lumière de ce mirage, c'est ce qu'a entrepris à la surprise générale l'armée zapatiste de libération nationale (EZLN) en janvier 94 à travers une lutte qui a fait écho dans le monde entier de par la concentration médiatique sur la personne de son emblématique leader le sous-commandant Marcos. Cette insurrection n'entrait évidemment pas dans les plans des gouvernants, mais on va voir qu'ils l'intègreront très bien. Ils sauront s'en servir et la gestion par le gouvernement fédéral de ce conflit est symptomatique de la façon dont le Mexique entend aujourd'hui rejoindre les grands de ce monde...
Des problèmes complexes et peu visibles
Le problème soulevé par les zapatistes au Chiapas est avant tout un problème complexe. Il relève d'un processus de marginalisation des communautés indigènes et de leurs habitants dans toute la République mexicaine, marginalisation construite de façon profonde au cours des siècles. Pour se donner une idée de la profondeur des difficultés que peuvent avoir à affronter au jour le jour ces communautés, on reprendra quelques éléments du témoignage très détaillé donné dans le livre « Chiapas : Los indios de Verdad » (2) par un médecin mexicain ayant commencé sa carrière il y a 20 ans par un an de travail et au sein de la communauté tojolabal du 20 Novembre au Sud-est du Chiapas (près de la frontière avec le Guatemala) avant de consacrer le reste de sa vie a la réalisation de modèles complets d'aide à la santé pour ces communautés.
Quand on parle de l'Etat du Chiapas, on parle de l'Etat dont proviennent la moitié de l'électricité, et les 2/3 du pétrole produit au Mexique, d'un Etat dont la richesse des terres cultivables est presque unique au monde, et qui est pourtant l'un des plus pauvres de la République avec 60% de la population sans électricité, 35% d'analphabètes et 82% de la population recevant moins du salaire minimum. Quand on parle de la culture indigène au Mexique, on parle de 20 000 sites archéologiques encore visibles, de 6 millions d'Indiens regroupés dans différentes communautés, de 50 dialectes tous extrêmement différents entre eux.
Quand on parle de l'isolement de la communauté du 20 novembre, on parle de 6 kilomètres à pied pour atteindre la route où passe un bus par jour pour la ville la plus proche : Comitan (ce qui signifie au passage qu'en cas de problème mécanique durant le parcours, il n'existe pas d'autre solution qu'attendre la réparation ou rentrer à pied si le problème n'est pas résolu). Quand on parle d'organisation propre, on parle d'un commissaire, d'un trésorier et d'un conseil de vigilance au service des membres de la communauté pour un temps indéfini (tant que ça fonctionne...), on parle de décisions prises en assemblée, on parle d'une prison dont la fermeture ne fonctionne pas et qui les rares fois ou elle est usée, l'est en accord et en toute confiance avec le prisonnier. Quand on parle de carences au niveau éducatif, on parle d'une école dont les professeurs jouissent d'un grand prestige auprès du reste de la communauté pour savoir un peu l'espagnol et avoir suivi au mieux l'école primaire en dehors de la communauté. Quand on parle de carences en terme d'hygiène et de santé, on parle de femmes qui accouchent dans les champs en plein travail et tranchent le cordon ombilical avec leurs dents, on parle de personnes qui parfois ne se lavent pas pendant 8 jours la seule source d'eau étant un lac, on parle de nombreux décès pour des maladies qui en dehors d'ici seraient tout à fait banales.
Quand on parle de discrimination, on parle de paysans qui, quand ils vont vendre leur récolte en ville se font intercepter et menacer par des intermédiaires qui leur achèteront à un prix ridicule, on parle de personnes qu'on refusera de servir dans les restaurants. Quand on parle d'esclavage, on parle des conditions imposées au cours des siècles par les caciques (3) qui ont fini par faire de ces indiens des personnes résignées acceptant leur condition et refusant de sortir du préétabli car« on est pauvre, ça ne nous conviendrait pas ».
Difficile alors pour un médecin de faire avancer les choses quand il doit se battre à la fois contre toutes ces conditions, l'absence de moyens mis a sa disposition, le manque de confiance qu'on lui accorde (le moindre échec et c'est la perte de crédibilité), l'influence des « guérisseurs » qui répandent de fausses idées sur la médecine traditionnelle et en matière hygiène Difficile et pourtant essentiel d'aider sans imposer et sans tomber dans le paternalisme. Difficile aussi pour la société de comprendre les problèmes de ces communautés sans donner dans le mythe des etres aux traditions ancestrales transmises oralement et ayant un comportement exemplaire, entre autres pour ce qui est du traitement des femmes. Difficile d'accepter que leur culture ne cesse de disparaître depuis la conquête et qu'aujourd'hui leur façon d'être est en bonne partie imposée par leur condition misérable : vente d'enfants, marginalisation des femmes à l'intérieur de ces communautés déjà elles-mêmes marginalisées, ignorance parfois totale du passé de leurs ancêtres précolombiens...
L'enjeu est pourtant considérable : quelle richesse que toutes ces traditions qui sont parvenues jusqu'ici à survivre à ces siècles d'oppression, quelle importance que ces exemples d'autres modes d'organisation quand le modèle unique impose à travers le monde est un tout droit dans le mur, et avant tout, quelle nécessité que de redonner leur dignité à ces hommes aujourd'hui où l'esclavage est censé être aboli...
1994-2002 : 8 ans de promesses
Beaucoup d'indigènes s'organisent donc autours de l'EZLN dans l'idée que si leur destinée est de mourir de faim ou de maladies pourtant guérissables, mieux vaut encore mourir en luttant... et le 1er Janvier 94, l'EZLN sort les armes réclamant « pain, santé, éducation, terre, toit, travail, indépendance, paix, démocratie et justice ». On va vite voir que les différents gouvernements qui se succèderont de 94 a aujourd'hui ne se gêneront pas pour utiliser différentes stratégies « anti-insurrection », et alterner habilement le chaud et le froid...
De fait, l'EZLN ne sera jamais une guérilla comme les autres. Elle ne remet pas en cause l'appartenance du Chiapas à la République mexicaine encore moins qu'elle ne souhaite accéder à un quelconque pouvoir... Comme le dit lui-même le sous-commandant Marcos, « voix de l'EZLN », l'armée zapatiste « lutte pour disparaître ». « Nous sommes des soldats pour qu'il n'y ait plus de soldats ». Si ces soldats ont choisi la lutte armée, c'est seulement en l'absence d'autre solution. Et dans les faits, cette guérilla respecte toutes les dispositions internationales pour être reconnue comme armée : grades et insignes reconnaissables, respect des conventions internationales, de la population civile et des organismes neutres. (4) Dans les faits, les zapatistes n'ont jamais commis le moindre attentat, le moindre assassinat ou posé la moindre bombe. D'ailleurs à peine 11 jours après le soulèvement et les affrontements sanglants qu'il engendrera, les soldats de l'EZLN renoncent à tirer le moindre coup de fusil. Marcos rappelait en janvier dernier en s'adressant à l'ETA (5) : « notre lutte a un code d'honneur hérité de nos ancêtres guerriers, et qui contient entre autres choses : respecter la vie des civiles (même quand ils occupent des postes au sein des gouvernements qui nous oppriment), ne pas recourir au crime pour nous approprier des ressources (nous ne volons pas, pas même dans les superettes) et ne pas répondre par le feu aux paroles (pour autant qu'elles nous blessent ou nous mentent). Qu'allez vous nous apprendre ? A tuer des journalistes parce qu'ils parlent mal de notre lutte ? A justifier la mort d'enfants pour les raisons de la « cause » ? Nos ennemis (qui sont nombreux, et pas seulement au Mexique) désirent que nous usions ses méthodes. Rien ne serait plus agréable pour eux que l'EZLN se transforme en la version indigène et mexicaine de l'ETA. Malheureusement pour eux, ce n'est pas ainsi. Et ça ne le sera pas ». Les principales armes de l'armée zapatiste sont en fait les mots, la créativité, l'utilisation des symboles (l'idée du passe montagne pour montrer que c est paradoxalement une fois le visage masqué que deviennent visibles ces indiens que personne ne voulait voir), l'humour et l'autodérision. Pour résumer tout ça, Marcos déclarait récemment que les seules bombes au Chiapas sont les habitantes et que les commandants zapatistes ne lâchent des gaz toxiques que « par excès de haricots noirs »... « Ils rient les zapatistes dans les montagnes du sud-est mexicain, si fort qu'ils contaminent même le ciel ».
C'est la société civile qui par ses mobilisations contre la guerre au Chiapas va rapidement pousser les zapatistes à dialoguer avec le gouvernement de Salinas. Ces négociations aboutissent en 96 aux accords de San Andres puis à un projet de loi élaboré par les sénateurs et députés de la Commission de Concordance et Pacification (COCOPA). Ce projet de loi reconnaît entre-autres le droit aux communautés indigènes à choisir leurs propres autorités, à gouverner avec leurs propres normes, à conserver leurs langues, leurs traditions... Les zapatistes, pour montrer leur volonté d'aboutir à la paix, acceptent de signer ce texte, en dépit du fait qu'il ne contenait pas tout ce qui avait été négocié à San Andres.
Zedillo, le chef du gouvernement, pourtant principal acteur des négociations et signataire des accords à l'origine du texte, n'a alors plus envie que ces accords deviennent lois... Le même Zedillo, qui œuvre pour la paix mais n'hésite pas à fournir en armes les groupes paramilitaires anti-zapatistes. Au moins six groupes paramilitaires sont fortifiés dans la zone nord et les Altos du Chiapas, dont Máscara Rojo (Masque Rouge), qui le 22 décembre 1997, organise le massacre de 45 indigènes de la communauté d'Acteal, dans la commune de Chenalhó.
Un rapport rendu par un groupe de députés en 1999 met en lumière l'application de doctrines etatsuniennes de contre-insurrection. Dans un des deux volumes du Manuel de Guerre Irrégulière (MGI), publiés par le Secrétariat de la Défense Nationale, sont spécifiées les opérations de contre-guérillas et de restauration de l'ordre, dans lesquelles apparaissent l'existence de groupes paramilitaires soutenant activement le gouvernement étatique et fédéral. Tandis que l'armée dévoile sa force de retenue passive, les paramilitaires se consacrent au harcèlement avec des actions armées contre les bases d'appui zapatistes, les leaders paysans, les évêques et prêtres du Diocèse de San Cristóbal de La Casas. C'est la tactique connue sous le nom de l'« enclume et du marteau » qui consiste à ce que l'armée et les institutions policières adoptent des attitudes de retenue (enclume) permettant aux groupes paramilitaires d'agir comme un marteau-piqueur (marteau) contre l'EZLN et ses sympathisants. Les différentes stratégies anti-guérillas pensées aux Etats-Unis et déjà utilisées au Guatemala, Salvador et Nicaragua (avec à la clé milliers de déplacés de guerre, famines, persécutions, assassinats...) seront en permanence appliqués au Mexique preuve, on y reviendra, que le libre échange en plus être unilatéral est tout autant idéologique économique... (6)
Viennent alors les élections présidentielles de 2000 où évidemment les principaux candidats surenchérissent de soutien aux zapatistes, celui qui allait quelques semaines plus tard être élu, Vincente Fox, n'hésitant pas à affirmer qu-il réglera le problème zapatiste « en 15 minutes »... Il sera le premier président élu sans soupçons de fraude et pour montrer la légitimité qu ils lui accordent à lui et aux institutions, le sous-commandant Marcos ainsi que 23 commandant de l'EZLN sortent pour la première fois de la clandestinité, et lâchent leurs fusils pour une marche pacifiste qui s'achèvera à Mexico en février 2001 après avoir été accompagnée tout au long des 3000 kilomètres à travers 12 des Etats les plus pauvres du Mexique par des millions de sympathisants. La médiatisation de Marcos, et l'appui qu'il reçoit de nombreuses personnalités du monde entier, rappellent alors subitement à Fox et aux différents chefs de parti politique leur amitié pour le sous-commandant insurge, leur fait déclarer que cette fois ils vont traiter pour de bon le sujet, et surtout permet à Marcos de s exprimer au sein du Congrès. Cette fois, rien ne semble pouvoir empêcher la résolution du conflit, et les soldats de l'EZLN commencent même à envisager la suite de leur combat, a visage découvert et sans armes. Et pourtant... Une fois les commandants zapatistes de retours dans leurs montagnes du Chiapas, les trois principaux partis politiques du pays s'exécutent... en faisant adopter une loi qui n'a plus rien à voir avec le projet de 96. La cour de justice sollicitée par les zapatistes qui se sentent trahis donne raison aux politiques.
Fatigues de tant de promesses trahies, l'EZLN garde de longs mois le silence avant de réapparaître le 1er janvier de cette année dans l'idée de dialoguer, « non plus avec ceux qui n'ont pas de paroles, mais seulement avec la société civile », invitant jeunes, femmes, indigènes à s'organiser, à lutter pour leurs droits, à « globaliser la liberté » sans plus espérer des gouvernements qu'ils résolvent leurs problèmes. Depuis les montagnes du Sud-Est du Chiapas, l'EZLN refuse d'abandonner le combat et déclare qu'en dépit des refus des politiques de solutionner les demandes des peuples indiens, elle continuera à chercher d'autres chemins pour la souveraineté du peuple.
Pendant ce temps, le gouvernement, lui, continue à chercher des chemins pour se rapprocher des Etats-Unis, et a en tête une tout autre destinée pour les communautés du Chiapas : c'est le Plan-Puebla-Panama (PPP).
Le Plan Puebla-Panama (7)
L'existence de ce plan fut annoncée officiellement les 26 et 27 juin 2001 par le président Vincente Fox, lors d'une réunion avec les présidents centraméricains et des fonctionnaires de la Banque mondiale. Si le président Vicente Fox s'en est attribué la paternité, de nombreuses sources montrent qu'il a été conçu ailleurs. Le professeur d'économie Andrés Barreda, de l'université de Mexico (UNAM), a identifié de nombreux documents et projets nés en Amérique centrale et au Mexique, mais aussi, oh surprise, de « think tanks » américains, ayant servi à l'élaboration du PPP.
Reposant sur un investissement supposé de 10 à 12 milliards de dollars (voire 25 milliards), ce plan est présenté comme un « projet de développement durable et intégral » destiné à une zone comprenant neuf Etats mexicains (Puebla, Campeche, Guerrero, Oaxaca, Tabasco, Veracruz, Quintana Roo, Yucatan et Chiapas) et sept pays d'Amérique centrale (Belize, Guatemala, El Salvador, Honduras, Nicaragua, Costa Rica et Panamá). En tout, 65 millions d'habitants (28 millions de Mexicains et 37 millions de Centraméricains), dont 78 % vivent dans la pauvreté (60 % dans l'extrême pauvreté). A l'intérieur des 1 023 000 kilomètres carrés de la zone englobée par le plan, on trouve des milliers d'espèces animales (mammifères, reptiles, amphibies, oiseaux), mais surtout plus de 16 000 variétés de plantes et d'espèces sylvestres, et une très riche diversité de ressources biogénétiques. Ainsi qu'un important réservoir de main-d'œuvre écrasée par la pauvreté.
Allant de pair avec la « modernisation des méthodes de production et de consommation », un « canal sec » (faisceau d'autoroutes et de voies ferrées) d'une longueur de 288 kilomètres à travers l'isthme de Tehuantepec (du golfe du Mexique à l'océan Pacifique), des oléoducs et des gazoducs, des routes, des ports, des aéroports, 25 barrages hydroélectriques, un système d'intégration énergétique et l'implantation d'« usines tournevis » (maquiladoras) doivent amener le changement permettant à la zone de faire valoir son potentiel et ses caractéristiques pour devenir un pôle de développement de « classe mondiale ». Et sortir les populations de leur marginalisation.
Pour être en phase avec son temps, il faut ajouter à cela une petite pointe d'« écologie »pour obtenir un énième projet qui se propose de résoudre tous les problèmes de ce bas-monde. C'est chose faite avec la présence de Conservation International, organisation connue pour sa volonté d'obtenir la privatisation des réserves naturelles, qui opère très opportunément dans la Réserve intégrale de biosphère de Montes Azules au Chiapas. Financée, entre autres, par United Airlines, Walt Disney, McDonald's, Exxon, Ford Motor Co, elle fait partie des organisations non gouvernementales - comme le World Wild Fund (WWF) - sur lesquelles s'appuie le gouvernement mexicain dans la campagne qu'il mène, depuis deux ans, pour expulser les résidants des communautés indiennes vivant à l'intérieur de la réserve au prétexte de leur responsabilité dans de très douteux feux de forêt. (8)
Il faut se rappeler que, depuis le projet d'Alliance pour le progrès promue par les Etats-Unis au début des années 1960, des dizaines de plans officiels ont prétendu résoudre le fléau du sous-développement. Malgré cela, le nombre de pauvres n'a cessé d'augmenter, aussi bien dans cette région que dans le reste de l'Amérique latine. Dès 1993, le couloir biologique mésoaméricain (CBM), sous prétexte de créer une réserve naturelle reliant trente écosystèmes, du Chiapas au Panamá, a servi à répertorier les ressources biogénétiques de la région pour leur exploitation industrielle. Existe aussi le projet « Monde maya » : sous un vernis de protection culturelle et écologique, il incorpore dans une logique de marché - banques génétiques, exploitation des plantes exotiques, plantations, tourisme, etc. - les usages de la forêt. Enfin, dans la même logique, le Plan national de développement urbain 1995-2000 du président mexicain Ernesto Zedillo les avait précédés quelques années auparavant.
Et on l'a vu, les Indiens n'entendent plus se faire imposer un type de « développement » dont tout le monde se rend compte qu'il ne mène nulle part... Plus de 14 millions d'Indiens appartenant à 68 groupes ethniques, riches de leurs langues, cultures, traditions et connaissances millénaires, habitent le territoire compris entre les hautes terres de l'Etat de Puebla, au centre du Mexique, et l'isthme de Panamá. Or, en dépit des déclarations officielles sur le « multiculturalisme et la richesse des traditions des ethnies », ces populations rejettent catégoriquement « ce plan de colonisation sauvage qui détruira notre terre, l'agriculture familiale, la biodiversité et les ressources naturelles ». Ce mode de développement n'a rien à voir avec celui auquel elles aspirent. Elles n'entendent pas voir leurs terres occupées par de vastes monocultures d'eucalyptus (désastreuses pour l'environnement) et de palme africaine, par des plantes transgéniques d'exportation développées au mépris de la sécurité alimentaire du pays, et refusent la privatisation de ces terres, « nécessaire » à la construction des voies interocéaniques et « indispensable » pour sécuriser les investisseurs.
Quand on lui demande si ce plan ne va pas a l'encontre des revendications zapatistes, M. Fox n'a pas peur de répondre sérieusement : « Non, la question zapatiste n'est plus un problème pour le Mexique. En fait, il n'y a plus de conflit, nous vivons dans une sainte paix. Il n'y a pas lieu de donner plus d'espace ou de pouvoir aux zapatistes »(9). Ceux qui savent décoder son langage comprennent donc que c'est sur la négation des droits des Indiens que pourrait s'instaurer le PPP...
Le méga projet de canal doit percer l'isthme de Tehuantepec, voie la plus courte entre le sud du Mexique et le sud-est des Etats-Unis, et constituer un pôle du commerce américain avec l'Asie. Il va sans dire que pour atteindre ses objectifs, qui reposent plus sur l'extraction massive de l'énergie et des ressources que sur le développement, le PPP doit déloger les paysans des terres convoitées par les transnationales. Les couloirs (corredores) de maquiladoras sont censés attirer cette main-d'oeuvre sans qualification qui, en échange de salaires de misère, devra s'urbaniser. Quatre mille de ces usines d'assemblage sont déjà installées sur le territoire mexicain (l'immense majorité à proximité de la frontière américaine). Il n'est bien évidemment plus question de résoudre le moindre problème social... Au Mexique, Mme Rocio Ruiz, sous-secrétaire chargée du commerce intérieur au ministère de l'économie, confirme cyniquement pourquoi ces maquiladoras doivent désormais s'installer à Oaxaca, au Chiapas et dans le Sud-Est en général : « Dans le nord, on paie entre deux et trois salaires minimums; de ce fait, nous ne sommes plus compétitifs pour ce type d'entreprise ». Une vision partagée par M. Jorge Espina, dirigeant de la Confédération des patrons du Mexique (Coparmex), pour qui « l'avenir [des maquiladoras] est au Sud-Est : cela résoudra le problème politique de la région et, en outre, la main-d'oeuvre y est très bon marché ».
Une seule pièce d'un puzzle peu réjouissant
Le PPP n'est qu'un élément d'un dispositif global de « ré-organisation » de toute Amérique, au même titre que le Plan Colombie ou le traité de libre-commerce Etats-Unis-Canada-Mexique qui a fait tant de bruit en 1994... En fait, le PPP prépare la voie à la Zone de libre-échange des Amériques (ALENA), qui, à l'instigation des Etats-Unis, devrait « intégrer » dans un marché unique l'ensemble des pays du continent (à l'exception de Cuba) à partir de 2005.
Seulement voila, au Mexique, le puzzle commence clairement à dévoiler des formes inquiétantes... On l'a dit, déjà 8 ans de libre-commerce, il y a 7 ans que le Mexique signait un accord de rigueur avec le FMI, et il y a un bon moment que les maquiladoras fonctionnent à plein régime ou que les Mc Donald's ont envahi les terres mexicaines, payant leurs employés au salaire minimum : 40 pesos par jour (moins de 4 euros) soit... tout juste le prix d'un menu.
La situation la plus dramatique est celle des agriculteurs. Peu soutenus par le gouvernement et victimes de la « libre » concurrence des pays étrangers face à laquelle ils ne peuvent pas lutter, les paysans mexicains ne vendent pas leur récolte. Le Mexique se nourrit aujourd'hui de l'importation : pour preuve entre 1994 et 2002, les importations de mais, blé et haricot noir ont respectivement augmenté de 135, 516.1 et 141%. Du coup les paysans se voient dans l'obligation de quitter leurs terres et presque tout le monde s'accorde aujourd'hui à dire que ce que produisent en majorité les champs mexicains, ce sont des émigrants vers les Etats-Unis et de la main d'œuvre pour les maquiladoras... Situation aberrante où les terres parmi les plus fertiles au monde sont désertées et où le consommateur va acheter au marché des tortillas (galettes de maïs) dont les 3/4 proviennent des Etats-Unis... Mais tout va bien, les grands de ce monde ont toujours des solutions miracles que les petits n'ont qu'à appliquer docilement, dans ce cas les O.G.M.
Oui, le coût humain du libre-échange est énorme, mais ses quelques adeptes vous répondront que le but de tout ça est d'augmenter les salaires et de faire baisser les prix à la consommation et que les Mexicains en ont bien besoin. Là encore, il faut vouloir sérieusement fermer les yeux pour accepter ce type d'argument. Certes, le salaire minimum a légèrement augmenté ces dernières années, mais en même temps les prix ont explosé ce qui fait dire à l'Organisation International du Travail (O.I.T.) qu'entre 1980 et 2000, le salaire minimum a effectivement diminué de 68,8% (pendant qu'il augmentait de 22% au Chili et ne diminuait « que » de 21% au Brésil). Concrètement, en 1980 avec un salaire minimum soit 15,27 pesos (moins de 1.5 euro) par jour on s'achetait 102 portions de pain, 40 kilos de tortillas ou 11 litres d'essence. Aujourd'hui, avec les 40,3 pesos par jour, on ne peut se payer que 40 portions de pain, 20 kilos de tortillas, 6,1 litres d'essence ou, on l'a vu, un menu chez Mc Donald's...
« Ce qui est proposé, affirme Andrés Barreda, est de subordonner la construction de l'industrie nationale [mexicaine] aux nécessités de l'industrie américaine ; de sacrifier la production de céréales en abandonnant aux Etats-Unis le développement de l'agriculture et de l'élevage ; et, en leur cédant les forêts du Sud-Est, d'organiser les infrastructures nationales en référence à la consommation des Etats-Unis ».
C'est pour tout cela que tout le monde juge indécente la position docile du président Fox et surtout le fait qu'il veuille continuer à affirmer partout ou il passe que tout va bien, comme s'il était le seul mexicain à ne pas voir la réalité de son pays...
Pour conclure...
Pour se prouver définitivement que le libre-échange n'est surtout pas économique, on mentionnera trois faits qui sonnent comme déjà vus quelque part...
Le premier, les délires paranoïaques de la presse qui n'ont pour le coup absolument rien à envier à ceux du Parisien, et à laquelle les dirigeants répondent, oh re-surprise, par des concepts d'une grande originalité, à commencer par la fameuse « tolérance zéro » ou le possible rétablissement de la peine de mort. Ici comme ailleurs, la délinquance se combat en réprimant la pauvreté, et les cibles prioritaires sont « les laveurs de pare-brise et les vendeurs ambulants ». Evidemment, tout le monde sait bien que le principal problème du Mexique, ce sont ses vendeurs de tacos... Si on souligne la déclaration du président de la délégation de la Zona Rosa (quartier chic et branché de Mexico) qui déclarait qu'il fallait vider cette zone « des postes ambulants et des homosexuels », ce n'est évidemment pas qu'elle soit intéressante, mais juste pour signaler qu'on a de bonnes raisons de croire tous ceux qui disent que l'Opus Dei est très fortement influente au Mexique.
N'allez par contre pas chercher de délinquants chez les politiques, et c'est là le deuxième fait. Les hommes politiques les mieux payés au monde (un gouverneur d'état gagne ici le salaire du président des Etats-Unis soit 240 000 dollars annuels...) sont très peu inquiétés. En effet, gaspiller des millions de pesos pour des campagnes électorales qui se règlent à coup de spots publicitaires à la télé, la radio et d'un affichage démesuré qui envahit et pollue les murs des villes n'est pas un crime même si cet argent pourrait permettre d'employer à temps-plein plus de 200 000 instituteurs ou infirmiers. Autant en France on peut regretter que les publicistes soient en train de prendre en main le destin des politiques (M. Jospin se rendrait d'ailleurs plus « utile » en se penchant sur ce qui lui a été préjudiciable plutôt qu'en conservant coûte que coûte son attitude mégalomane...), ici on est au stade ou on se demande s'il existe encore des politiques ou si les publicistes sont déjà au pouvoir. Le Mexique est passé sans transition (sans transition car l'un est apparu sans que l'autre disparaisse complètement) d'une démocratie « à la soviétique » à une démocratie « à l'américaine » (c'est d'ailleurs le mot démocratie qu'on devrait mettre entre guillemets). Pour le premier, on a un parti d'Etat (le Parti Révolutionnaire Institutionnel : PRI) au pouvoir pendant 70 ans à coup de fraude électorale, utilisation des moyens d'Etat, répression, menaces... Pour le second, on se trouve également à mille lieux d'une démocratie, dans un monde où seul importe combien d'argent sera dépensé en concerts, T-shirt, affichage, messages publicitaires véritablement désolants... Que penser quand le parti « de gauche » (le Parti Révolutionnaire Democratique : PRD) n'hésite pas à louer deux hélicoptères chaque jour de la campagne pour vérifier que les promoteurs du PRI ne sont pas en train d'acheter des votes ? Que penser quand cette campagne électorale puante continue après les élections avec entre autres les spots publicitaires du gouvernement en place pour promouvoir la privatisation de l'électricité, rappeler que Fox a la solution à tous les problèmes ou rappeler aux mexicains à quel point ils sont fiers de leur pays ? Le résultat est évident : un dégoût qui fait qu'aux dernières élections législatives dans état de Mexico, 60% des mexicains ont refusé de participer à la mascarade (ce qui n'inquiète absolument personne chez les politiques et journalistes, pour preuve dans la plupart des quotidiens, ce chiffre n'était même pas mentionne...). Autre parallèle : ici aussi le président en fonction est très fortement soupçonné d'avoir détourné de l'argent avant son entrée en fonction (même si ici l'indécence ne va pas jusqu'a en faire le seul homme de l'Etat à ne pas pouvoir être jugé...).
Enfin, ici comme ailleurs, les frontières sont de plus en plus difficile à passer. Le Mexique, historiquement terre d'asile et qui récemment avait accueilli les dizaines de milliers de guatémaltèques déplacés de guerre, est bien décide à « contrôler » l'immigration à sa frontière sud. Le but ? Endiguer les flux humains et renforcer le rôle du Mexique comme zone-tampon de l'émigration vers les Etats-Unis. Entre 1995 et 2000, alors que plus de 3 millions des Mexicains ont dû émigrer vers le grand pays du Nord pour chercher du travail, Mexico a expulsé plus de 700 000 « sans papiers » centraméricains cherchant localement une possibilité de survie ou transitant par son territoire
Bref, on pourrait indéfiniment faire des parallèles entre le Mexique et les pays dits développés, mais la leçon semble claire, le Mexique est bel et bien en train de se « moderniser » et devenir un pays du « 1er monde ». Reste savoir à quoi peut ressembler un tel monde et compter le nombre de personnes qui peuvent en avoir envie....
Matthieu Bony - Eté 2003 - matthieu.bony@tremplin-utc.net
(1) Chiffres de l'ONU - 2001
(2) Laura Bolaños Cadena : Chiapas los Indios de Verdad - Editions EDAMEX, Libros para ser mas libre.
(3) On emploie le terme de « cacique » pour designer les propriétaires terriens et plus généralement toute personne au rang social élevé. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il s'avère que les Indiens accedant à ce « statut » son encore plus durs avec leurs semblables, façon de compenser le sentiment d'infériorité avec lequel ils ont toujours vécu.
(4) Lire Ignacio Ramonet : Marcos, la dignité rebelle - Editions Galliée.
(5) Au début de cette année, Marcos rendait publique une « opportunité à la parole », proposition de rencontre sur l'île des Canaries entre les différents acteurs de la lutte politique aux pays-basques, au moyen d'un communiqué volontairement ambigu par rapport aux actions armées de l'organisation basque ETA. L'idée est de montrer que « le monde d'aujourd'hui nous présente une solution finale qui, comme toutes les solutions finales, est un piège. On nous oblige à choisir entre une terreur et une autre et critiquer l'un veut dire appuyer l'autre. On nous oblige à choisir entre le terrorisme d'ETA et le terrorisme de l'Etat espagnol, et si nous nous démarquons de l'un, nous sommes complices de l'autre [...] ou condamner les actions punitives de Bush équivaut à soutenir la folie fondamentaliste de Ben Laden ». L'expérience est en partie réussie... puisqu'elle lui vaudra à la fois les foudres de toute la droite espagnole qui accuse les zapatistes de soutenir les indépendantistes basques, et la réponse hautaine de l'ETA qui prend la proposition peu au sérieux, critique entre autres le fait de n'avoir pas été consulte au préalable et accuse l'EZLN d'utiliser l'ETA « dans une tentative desespérée pour se faire remarquer dans l'opinion publique ».
(6) Lire à ce sujet le texte du 19 février 2002 de Ricardo Martínez Martínez : Mexique: Libre Echange, sécurité nationale & paramilitarisme
(7) Lire BRAULIO MORIO : Une recolonisation nommée « Plan Puebla-Panamá »
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/12/MORO/17151
(8) Lire HERMANN BELLINGHAUSEN : « Guerre sournoise dans la forêt lacandone »
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/12/BELLINGHAUSEN/17287
(9) La Prensa Gráfica, San Salvador (Salvador), 15 juin 2001.